Selon Me Géhane Kamel, une meilleure communication aurait pu sauver Maureen Breau
Temps de lecture :
5 minutes
Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — L’ensemble des acteurs, allant du secteur de la santé jusqu’aux policiers sur le terrain en passant par le système judiciaire, doivent mieux communiquer et intervenir davantage en cours de route lorsqu’une personne aux prises avec des problèmes de santé mentale pouvant mener à la violence est remise en circulation.
Dans son volumineux rapport de plus de 100 pages déposé lundi, la coroner Géhane Kamel conclut «qu’il est tout à fait vraisemblable que les décès de la sergente Maureen Breau et de M. Isaac Brouillard Lessard auraient pu être évités».
La sergente Breau, âgée de 42 ans, a été poignardée à mort par M. Brouillard Lessard, un homme de 35 ans ayant de lourds antécédents de problèmes de santé mentale, lui-même abattu par les collègues de la policière quelques instants après l’attaque survenue à Louiseville, en Mauricie, le 27 mars 2023.
Constat «navrant»
Me Kamel a formulé 38 recommandations à l’intention notamment du réseau de la santé, des ministères de la Justice et de la Sécurité publique, de la Sûreté du Québec (SQ) et de la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM).
D’entrée de jeu, dans sa conclusion, elle estime qu’il est «navrant de constater autant de ressources autour d’un même individu et si peu de communication concertée entre les divers intervenants au fil des années».
«Ce travail en silo est en fait la trame de fond de tout l’historique qui a entouré la prise en charge de M. Brouillard Lessard et qui a contribué à son décès et au décès de Mme Breau.»
Plusieurs drapeaux rouges
La police avait reçu quatre appels impliquant Isaac Brouillard Lessard entre décembre 2022 et le 27 mars 2023, lorsqu’elle est allée l’arrêter pour profération de menaces et violation de sa probation. Celui-ci avait été déclaré non criminellement responsable à cinq reprises pour des infractions en 2014 et 2018. Il avait également passé un an dans un hôpital psychiatrique de Montréal et avait été suivi par la Commission d’examen des troubles mentaux du Québec depuis 2014.
«Plusieurs drapeaux rouges étaient présents et n’ont pas été considérés, écrit la coroner. Ces drapeaux rouges remontent bien avant l’intervention des policiers des 24 et 27 mars 2023. M. Brouillard Lessard a déménagé à plusieurs occasions au cours des dernières années et ses déplacements ont mis en lumière la difficulté pour les établissements de santé à suivre la trajectoire de leurs usagers.»
Offre de service et communication inadéquates
Elle dénonce entre autres les ratés de communication, l’aspect minimal du suivi de l’individu et le suivi psychiatrique marginal, l’absence de communication avec la famille et avec l’agent de probation.
«Il faudra certainement se questionner sur le mandat et l’offre de services réelle que nous souhaitons accorder aux personnes qui sont sous la CETM et encore plus à celles qui sont réfractaires aux différents traitements. Tous les acteurs de notre société devront réfléchir à leurs approches en matière de santé mentale», tranche la coroner.
Me Kemal se réjouit par ailleurs que Québec n’ait pas attendu le dépôt de son rapport pour amorcer une révision judiciaire «importante et historique pour la protection des intervenants, des policiers comme de la population».
«Il est tout à fait heureux et prometteur que le gouvernement ait annoncé son intention de procéder à cette révision en déposant le projet de loi Maureen Breau le 30 mai 2024.
«Notre devoir de mémoire doit s’accompagner d’une réflexion sociétale et il est maintenant impératif de s’assurer que les mécanismes de prévention soient mis en place pour sauver des vies. Deux personnes ont perdu la vie et elles laissent chacune à leur façon une histoire inachevée pour les proches», conclut-elle.
Nommer des responsables
Parmi ses recommandations visant le ministère de la Santé et des Services sociaux, elle suggère que soit nommée une personne responsable du suivi des personnes sous mandat de la CETM dans chaque hôpital désigné pour ce genre de suivi. Cette personne devrait s’assure de confier la surveillance des personnes concernées à un gestionnaire de cas qui fait partie de l’équipe traitante pour les suivis en psychiatrie de chaque dossier.
Elle suggère également de réduire le nombre d’hôpitaux désignés pour la prise en charge des patients en psychiatrie légale et d’instituer un mode de communication avec l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel (INPLPP).
Ajouter des ressources
Elle propose également de «déployer des ressources d’hébergement spécialisées en psychiatrie légale pour s’assurer d’un suivi adapté aux usagers sous la CETM». Isaac Brouillard Lessard résidait dans un appartement privé à Louiseville.
Enfin, elle recommande d’ajouter des professionnels au sein des équipes traitantes pour assurer le suivi en communauté de la clientèle qui requiert les services de psychiatrie légale et de déployer dans l’ensemble de la province, des équipes de suivi intensif dans le milieu et des équipes de soutien d’intensité variable (SIV) dans l’ensemble de la province.
Formation continue obligatoire
Au ministère de la Sécurité publique, la coroner souhaite voir une formation continue obligatoire et une requalification des policiers en telle matière et, surtout, de prévoir un mécanisme pour aviser les corps de police de l’arrivée d’un individu sur leur territoire lorsque des modalités particulières sont ordonnées par la CETM.
Revenant à la question cruciale des communications, elle invite le ministère de la Sécurité publique à poursuivre le déploiement de ses agents de liaison en lien avec le suivi des personnes sous la CETM et de faire en sorte que ces agents disposent des pouvoirs nécessaires leur permettant d’agir en cas de problèmes ou de risques constatés par les proches d’un patient et son équipe traitante.
Elle invite le ministère de la Justice, de son côté, à revoir la structure du Tribunal administratif du Québec (TAQ), notamment pour que la Direction de la santé mentale, incluant la CETM, agisse comme un tribunal exclusif en santé mentale pour lui donner le pouvoir de gestion des lois civiles en matière de santé mentale, telles que les ordonnances de soins et traitement ou la garde en établissement qui relèvent actuellement de la Cour supérieure et de la Cour du Québec.
Des procureurs à la CETM
Elle lui demande aussi de donner les moyens au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) pour qu’il puisse notamment assurer la présence des procureurs aux audiences tenues devant la CETM et demande au DPCP de requérir la présence de ses procureurs aux audiences de la CETM lorsque l’accusé est déclaré à haut risque pour la sécurité du public.
Elle demande aussi au DPCP de transmettre d’avance au responsable de l’hôpital désigné et à la CETM les antécédents judiciaires à jour de l’accusé et, s’il y a lieu, le précis des faits des événements survenus dans la dernière année n’ayant pas fait l’objet d’accusations.
Enfin, elle enjoint la Sûreté du Québec à former ses policiers dans les meilleurs délais en ce qui a trait aux compétences en intervention policière et en réponse à un état mental perturbé. Dans la même veine, elle suggère la mise en place de deux centres de formation multidisciplinaire principaux et au moins six centres satellites pour les MRC éloignées dédiés aux policiers de la SQ.
La coroner Kamel et un représentant de la Sûreté du Québec rencontreront les médias mardi.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne